lundi 16 juin 2014

Voyage en solitaire au pays des dieux



..................... L'aéroport international Indira Gandhi. Il est presque minuit, j’ai réceptionné mon bagage de soute et j’attends maintenant dans le terminal Arrival International, devant les comptoirs de l’Immigration pour faire taponner mon visa me donnant le droit de rester trois mois en Inde. Tout va très vite et en à peine une heure, je suis dans le hall des Domestic Departur où je dois faire réenregistrer mon bagage avant de repasser les portiques des contrôles de sécurité.

Trois heures du mat, je suis étalé dans un fauteuil qui se trouve près de la porte d’embarcation numéro 45 où j’attends patiemment l’heure d'embarquer pour Leh.
Six heures du mat, je prends enfin place dans l’avion. Quinze minutes plus tard, le commandant de bord attend les autorisations de décollage, les moteurs grondent, la carlingue vibre de toutes parts, le décor défile à grande vitesse et les roues lâchent  la piste de béton. C’est parti !
L’avion n’est pas encore bien haut, mais il est impossible de voir quelque chose de la ville qui est juste en-dessous de nous, tellement le nuage de pollution qui s’en dégage est important.                                                                                                            
L’avion opère brusquement un grand virage, l’aile droite est en plein ciel et la gauche pointe le sol. Lorsqu’il se redresse, c’est pour prendre de l’altitude afin de pouvoir franchir les premiers contreforts de l’Himalaya. C’est le bon moment pour regarder les premiers rayons du soleil qui pointent à l’horizon. Je n’assiste peut-être pas au plus beau lever de soleil, mais cela fait quand même plaisir de voir l’astre solaire parvenant encore à percer l’énorme chape de pollution que j’ai vue au décollage.
A peine les contreforts sont-ils franchis, que l’horizon s’élargit un peu plus sous un ciel éperdument bleu. Tour après tour, lentement, le pilote élève encore un peu plus sa machine. Au plus l’engin prend de l’altitude, au plus les kilomètres carrés de la chaîne himalayenne s’étirent pour ne faire qu’un océan de sommets. Çà et là, je vois un mélange de blancs accrochés aux cimes des montagnes.  A bien y regarder, c’est un mélange de nuages et de neiges éternelles. Malgré la vitesse de l’avion, les montagnes sont si grandes que j’ai la très nette impression que l’avion n’avance qu’au ralenti. Le spectacle est vraiment grandiose, c’est ça l’Himalaya.
Après le blanc des nuages et des neiges éternelles, c’est maintenant le blanc des glaciers qui exerce son pouvoir d’attraction. Depuis mon hublot, je pense même reconnaître le Darung Drung glacier qui se trouve sur la route du Zanskar entre Kargil et Padum. Vu d’en haut, il ne fait qu’une masse de glaces prodigieuses qui ressemble à une énorme langue dévalant  dans la vallée.

Le nez collé au hublot, je ne quitte plus le spectacle des yeux, j’ai bien trop peur de rater le moindre détail de cet univers formé de roches et de glaces. Dehors, il doit faire tellement froid que du givre recouvre à présent une bonne partie extérieure de mon hublot, tandis que sur la partie intérieure, c’est la buée de mon haleine qui s’y est déposée.
Presque une heure de vol et l’avion commence sa longue descente. Les contreforts nord sont presque en vue, il ne lui reste plus qu’à éviter le Stok Kangri (6121 m) dernière barrière de sommets avant le sillon de l’Indus. Neiges et étendues de glace s’amenuisent et font place aux cailloux et aux moraines. L’unité de couleur s’est faite, c’est le granit gris qui domine à présent le décor jusque dans l’Indus River.

Leh est maintenant tout proche. Il s’agit pour le commandant de bord de faire un virage très serré tout en perdant quelques centaines de pieds en une poignée de secondes, afin de se présenter correctement sur la modeste piste en béton de l’aéroport militaire qui jouxte immédiatement le monastère perché de Spituk. L’aile droite de l’avion frôle une dernière colline, la piste d’atterrissage est là, droit devant. Dès le contact entre les roues et la piste, le pilote fait hurler les moteurs afin que l’avion s’arrête au plus pressé car la piste ne fait même pas un kilomètre de long.

L’oiseau de fer s’immobilise une première fois avant de rouler à nouveau vers le petit terminal de l’aéroport Kushok Bakula Rinpoche. L’avion est parqué, les moteurs s’arrêtent et je sors de la carlingue. A peine sur le bitume, je suis ébloui par la lumière intense qui règne dans ce désert de pierres. J’ai quitté Bruxelles depuis plus de vingt heures, je peux enfin dire julley Leh, me revoilou.

Leh, chef-lieu du Ladakh, est une ville située à l'extrême nord de l'Inde, blottie entre le Pakistan et le Tibet. De tout temps, Leh a été jusque dans les années 1950, un important carrefour pour les caravanes de marchands qui arrivaient des régions les plus lointaines. Voilà bien pourquoi on trouve ces trois lettres, LEH, sur toutes les cartes d’Asie, même les plus anciennes.
Aujourd’hui Leh n’est évidemment plus la plaque tournante du commerce, mais elle est devenue en quelques années, tout comme Katmandou d’ailleurs, la Mecque des trekkeurs du monde entier.
Le centre-ville n’est pas bien loin, il n’y a guère plus de cinq kilomètres depuis l’aéroport. Lorsque je suis bien habitué à l’altitude, je fais le trajet à pied. Ce ne sera pas le cas aujourd’hui !

Dans cette ville haute perchée (3500 m), je dois maintenant trouver une Guesthouse. J’avais l’habitude d’aller au Ti-Sei, mais j’ai envie pour de changer d’air et aller voir la Guesthouse se trouvant un peu plus haut dans la même ruelle. L’année passée, la propriétaire m’a si souvent dit gentiment julley alors qu’elle se trouvait devant sa porte, que j’ai bien envie d’aller y jeter un coup d’œil. Le confort ne doit sûrement pas être très différent qu’au Ti-Sei, puisque, comme à côté, c’est tenu par une famille ladakhie. Si mes souvenirs sont bons, la guesthouse porte le nom du quartier « Malpak » !
Je suis devant la porte, c’est bien la guesthouse Malpak. La porte est fermée, je tambourine dessus pour me faire annoncer. Au bout de quelques minutes la brave dame vient ouvrir. Les julley et le sourire sont très accueillants et elle me propose directement de rentrer dans la petite propriété.

Du petit jardin, je découvre directement la maison. La demeure est simple, dans le plus pur style ladakhi, avec une grande fenêtre de coin, aux châssis en bois aux couleurs brunes. Petit détail amusant, les ladakhis ne sont pas passés maître en finition car il y a toujours autant de couleurs sur la boiserie que sur les carreaux ! Passé la porte d’entrée, je me retrouve dans un couloir qui donne accès à différentes pièces réservées à la famille. Les chambres pour les voyageurs sont à l’étage. Elles sont désuètes, mais tranquilles et propres, c’est ce que je recherche. Je décide donc d’y déposer mes bagages. De toute manière, je n’y passerai que trois nuits, juste le temps pour moi de m’acclimater à l’altitude et de retrouver avec un certain plaisir quelques personnes au centre-ville qui me sont familières. Après, je n’aurai qu’une hâte, celle de commencer au plus vite cette aventure qui est depuis longtemps préparée. 

Seul dans la chambre, je vais pouvoir à présent déballer mes affaires et me reposer un peu. Mon sac est à peine ouvert que la brave dame est déjà de retour avec un thermos de thé, en guise de bienvenue. Geste que j’apprécie tout particulièrement après ce long voyage et je la remercie d’ailleurs avec un grand julley.
Je déguste mon thé, tout en étalant mes affaires dans la chambre. Peu à peu, la petite chambre désuète se personnalise, à tel point que je me sens à présent un peu comme chez moi.
Dans ce cadre agréable, je décide de m’allonger une petite heure avant d’aller faire un tour dans Leh. Hélas, j’ai beau être bien installé, il m’est impossible de trouver le sommeil. Les yeux fixés au plafond, je pense inévitablement à cette aventure qui m’attend dans les prochains jours et qui va me plonger une nouvelle fois dans ces montagnes himalayennes. Cette nouvelle aventure sera particulièrement longue, j’y serai coupé du reste du monde pendant dix semaines, en train de marcher sur des chemins qui m’élèveront chaque jour un peu plus vers le ciel. J’aurai alors devant moi, le même décor que j’ai pu contempler tout à l’heure depuis mon hublot.

A cet instant précis, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, je pense à mes ennuis de tendinite qui m’ont fait arrêter mon trek sur les chemins de Compostelle l’année dernière. J’ose espérer qu’elle ne reviendra pas rejouer les trouble-fêtes ! J’ai beau avoir mis toutes les chances de mon côté pour éviter que ce problème ne devienne chronique, mon kiné m’a prévenu que c’était sans garantie. Est-ce pour cela que je ne dois plus rien entreprendre ? Non, bien évidemment, il serait trop bête d’avoir des regrets plus tard. L’avenir sera donc encore et toujours l’Aventure avec un grand A !
Bon, assez gambergé comme ça sur mes hypothétiques problèmes, je ne dormirai quand même pas. Je m’en vais chez Tashi pour boire un thé et manger une « vegetable omelet » dont elle a le secret.

Afin de me dégourdir les jambes et respirer l’ambiance de la ville, je fais le grand tour par l’Old Fort Road pour me retrouver aux alentours du Moti Market et pouvoir ainsi remonter à mon aise toute la Main Bazaar road, qui est la principale artère de Leh.

Mais quelle ne fut pas ma déception quand je vis la longue et large avenue éventrée par des gros travaux de rénovation de voirie et d'égouttage. Fini la double rangée de peupliers qui se balançaient allègrement au gré de la brise. 
Mais malgré les trous et la poussière, les échoppes sises de chaque côté de la "chaussée" et presque toutes tenues par des kashmiris de Srinagar sont ouvertes. Sur  les semblants de trottoirs, des femmes ladakhis vendent leurs légumes qu'elles ont récoltés dans leur jardin, et perpétuent cet ancien commerce traditionnel. Elles sont là toute la journée assises en tailleur. Le matin, lorsque le soleil se lève, elles sont sur le trottoir de gauche et dans l’après-midi, elles traversent la rue, pour se réinstaller sur le trottoir d’en face afin de garder les légumes dans la fraîcheur de l'ombre. Je rappelle que Leh est quand même à 3500 m d’altitude et le soleil est particulièrement chaud en été.    
Sur le côté gauche de la rue, se trouve la mosquée chiite (Imanbara), tandis que celle des sunnites (Jama Masjid) se trouve tout au fond du bazar, bien blottie sous le palais royal. Il est d’ailleurs impossible de ne pas la remarquer, car au-dessus de la coupole, juste à côté du minaret, flotte allégrement, un peu comme un étendard de pirate, un énorme drapeau noir. A noter, qu’une autre vieille mosquée chiite (Tsas Soma Masjid) a été restaurée et elle se trouve dans la ruelle des boulangers.

Bien que le Ladakh, le Zanskar et le Spiti soient des régions majoritairement bouddhiques, les musulmans ont obtenu lors de  l’indépendance de l’Inde en 1947 de Mahatma Gandhi, l’autorisation de faire les appels à la prière dans tout l’état du Jammu et Cachemire. Comme politiquement, le Ladakh fait bien partie du Cachemire indien oriental, voilà pourquoi nous entendons, encore aujourd’hui, cinq fois par jour ces appels made in muslim. Il faut quand même souligner que c’est une spécificité unique au monde : dans aucun autre pays non musulman, cet appel n’est autorisé. L’avantage de cette agression sonore, c’est que je sais qu’au  troisième appel du Muezzin, il est l’heure pour moi d’aller manger. C’est déjà ça !!

Le bouddhisme compte plus de 6 millions de pratiquants en Inde, ce qui peut paraître peu sur le 1,23 milliard d'habitants que compte le pays, mais presque tous les bouddhistes sont situés dans l’état du Jammu et Cachemire. C’est logique puisqu’ici, au Ladakh et au Zanskar, nous sommes plus près du Tibet que de New Delhi, ou même de Srinagar.
Côté temple, les bouddhistes ne sont évidemment pas en reste et ont eux aussi leurs temples et Gonpa, non seulement ici à Leh mais aussi dans les trois régions que j’ai cité plus haut. 
                       
Je commencerai par parler de celui qui est dans Main Bazaar, le Jokhang Gonpa. Il a été construit en 1956 pour célébrer le 2500éme anniversaire de la naissance de Bouddha. Il abrite une image du Bouddha Sakyamuni, le Bouddha historique, ramenée du Tibet en 1959, année où le Dalaï Lama a dû fuir le pays. Ce temple-là est facilement visitable, car contrairement aux autres de la ville, il est toujours ouvert et bon nombre de tibétains y viennent constamment pour prier. Les autres temples bouddhiques se trouvent dans la vieille ville, pas très loin du royal palace. Il y a le Red Maitreya temple, le Soma Gonpa et le Chenrezi Lhakhang. Celui qui se trouve en haut du Palace, c’est le Namgyal Tsemo Gonpa. Comme je vous le disais plus haut, il est inutile de vous y précipiter car j’y suis passé de nombreuses fois et je n’ai jamais eu la chance de pouvoir les visiter.
Derrière les échoppes du bazar moderne, se cache un autre monde. Ce sont des ruelles étroites qui serpentent parmi les bâtiments de briques, s’enfonçant parfois sous les maisons ou cheminant le long de hauts murs. C’est dans ce labyrinthe qu’on trouvait autre fois « la rue du tchang », le tchang étant une bière à base d'orge fermentée. C’est là qu’aimaient se retrouver tous les caravaniers pour faire la fête après des semaines, voire des mois de voyage sur des chemins où le danger était permanent. Comme le disait le grand Jacques : « il faut bien que le corps exulte » !! 

Aujourd’hui il n’y a plus rien qui témoigne de cette période, puisque depuis quelques années, le tchang est interdit à la vente.
Déjà une heure que je marche et l’altitude m’empêche de trouver mon souffle. Je décide de ne pas poursuivre ma balade et de me diriger directement chez Tashi pour boire un thé et manger un bout. Cela me fera le plus grand bien.

La porte du petit resto est à peine entrouverte, j’entends des grands julley julley sortir de la cuisine et aussitôt Tashi vient m’accueillir avec un large sourire tout en me tendant ses mains qu’elle vient d’essuyer à son tablier. How are you ? I'm fine and you !? Very good, thank you. Sit you en me montrant une table libre et en retournant à la cuisine pour faire un thé. En attendant que l’eau chauffe, Tashi revient en me demandant : You're alone, madam is not here ? Not this time ! Next time ? Yes next time ! Ces retrouvailles sont un véritable plaisir.
Le thé est excellent, mais après ce long voyage et les petits plats « dégueu » de la compagnie qui m’a transporté jusqu’en Inde, mon estomac crie famine et je commande, non pas, une « vegetable omelet » mais des « Browned potatoes with garlic and vegetables ». Cela ne va déranger personne, puisque cette nuit, je suis seul. "alone".                                                                                                                                   
Il n’y a rien de mieux que de satisfaire l’estomac avec un repas simple, quand il est tellement bien cuisiné. L’assiette vide, je redemande un deuxième thé pour faire descendre, ce que j’appellerais en tout bien tout honneur, « le casse-dalle sauveteur ». C’est le moins que je puisse dire car il était plus que temps que je me sustente de la meilleure façon qu’il soit. Je peux donc dire que c’est fait.

D’où je suis placé, j’ai une vue sur Main Bazaar road. Comme toujours, il y a beaucoup de monde qui déambule parmi les échoppes et à certains moments, cela ressemble à la rue neuve de Bruxelles. Mais bon, la comparaison peut s’arrêter là puisqu’ici, il n’y a ni chocolatiers ni praliniers tous les dix mètres ! Au travers de la foule qui arpente le lieu, il me semble reconnaître la couleur bien spécifique d’un blouson reconnaissable entre mille. A bien y regarder, je me rends compte que je ne me suis nullement trompé et que c’est bien mon ami Jean-Louis qui arrive. Inutile de sortir pour l’appeler et l’inviter à venir boire un verre,  puisque de toute évidence, il se dirige par ici.

La dernière fois que nous nous sommes vus, cela nous fait remonter la vie de deux ans, alors que nous trekkions entre le village de Zangla & celui de Shade. Un sacré souvenir, aussi bien du côté aventure avec un grand A, que sur le plan humain. Si aujourd’hui, on se retrouve, ce n’est évidemment pas une grande surprise, puisque nous restons constamment en contact et c’est d’ailleurs avec lui et son expérience du Ladakh que nous avons mis sur pied le circuit que je m’apprête à entreprendre dans les prochains jours.  Nos sujets de conversations sont principalement les régions bouddhiques d’Inde. Nous avons toujours plaisir à nous échanger les informations et les bons plans pour aller voir tel ou tel site incontournable, pas forcément connu de tous. Pour être tout à fait sincère, je suis sur ce coup-là, plus souvent l’élève que le professeur, puisque bien évidemment, avec ses trente ans d’expérience dans la région, je ne fais forcément pas le poids !!

Il y a aussi un autre « spécialiste » du genre, un dénommé Gilles, qui est tout aussi un fin connaisseur, voire plus, vu qu’il sait parler le tibétain, ce qui est sans nul doute un énorme avantage pour collecter des éclaircissements dans les Gonpas et villages. Je vous laisse d’ailleurs imaginer la combinaison de tuyaux que ces deux-là peuvent vous donner lorsqu’ils sont réunis à la même table. Aujourd’hui nous ne sommes que deux, mais Jean-Louis me dit que Gilles est en ville et qu’il va sûrement passer par ici. En attendant, on se partage les derniers détails que nous avons mis au point pour nos périples respectifs. C’est comme cela que j’apprends que nous allons nous revoir au festival du monastère de Lamayuru, qui a lieu cette année du 24 au 26 juin. Après, ce sera plus difficile, car nos chemins ne se croiseront plus et de mon côté, je ne rentre plus à Leh avant le 28 août, pour n’y rester que quelques jours avant de rentrer à la maison. Jean-Louis m’approuve en me disant que chaque jour passé à Leh est un jour de moins passé au Ladakh. Pas étonnant qu’il me dise cela car la ville n’a sûrement plus rien à voir avec la ville qu’il a connue il y a plus de trente ans.

Gilles rentre à son tour chez Tashi. Hélas, le temps passe trop vite et j’ai juste le temps de le saluer et prendre de ses nouvelles, car il me faut absolument passer à l’agence Eco Travels afin d’y déposer mon passeport pour obtenir les permis pour le Tsomo Riri et la région de Mahe. Zones sensibles politiquement car trop près du Tibet. Comme il faut au moins 24 heures pour récupérer le tout, ma demande doit être absolument faite encore cette après-midi, d’autant plus que nous sommes en fin de semaine et que dimanche les bureaux sont fermés. Avant de partir, je donne rendez-vous à Jean-Louis au Wok à 18h30. C’est notre petit resto habituel pour le repas du soir. Quant à Gilles, inutile de prendre rendez-vous, on se retrouvera bien avant mon départ.

Lorsque j’arrive à l’agence de voyage, c’est Rigzin qui va s’occuper de mes permis. L’affaire est délicate, étant donné qu’il ne faut pas se tromper dans les dates de passage aux différents contrôles. Comme ils n’auront lieux qu’après deux mois de trek, il est dès lors difficile de prévoir les dates exactes des différents passages. Hélas, ce problème n’intéresse pas les agents au commissariat touristique, pour eux il faut une date d’entrée pour chaque demande. Avec la plus grande hésitation, Je me fie quand même au calendrier de préparation du périple pour fixer, une fois pour toute, les dates d’entrées dans les diverses zones. Pour le Tsomo Riri ce sera le 11 août, et pour Mahe le 18 août. Après, il y a toujours moyen de s’arranger, mais comme ce ne sont pas des façons légales pour y arriver, je ne m’étendrai donc pas sur le sujet !

Voilà une bonne chose de faite, tout cela semble un peu compliqué, mais que voulez-vous, ce sont les aléas des voyageurs indépendants. Bourlinguer de cette manière, apporte beaucoup de satisfactions, mais en contrepartie, il faut aussi savoir gérer toutes les situations.

Je peux retourner maintenant dans ma chambre, et espérer pouvoir faire une sieste réparatrice jusqu’à l’heure de mon rendez-vous de ce soir.

………………. Cette fois j’ai dormi comme un loir. Tellement bien, que si je veux arriver à temps au wok il me faut partir au plus vite. Heureusement que la guesthouse ne se trouve pas dans Changspa, je devrais marcher pendant vingt-cinq minutes avant d’arriver au resto tibétain, alors que depuis Malpak, je n’ai que la Fort Road à monter. C’est déjà ça de gagné sur mon retard.

Lorsque j’arrive devant la maison, il me faut encore monter quatre longues volées d’escaliers avant de franchir la porte de la salle du restaurant. Jean-Louis est déjà attablé et jette un œil sur la carte. Ici pas de menus « occidentalisés », rien que des spécialités tibétaines, comme les traditionnels Tukpas, Tentuks, Riuchotse mutton, vegetable momos, mutton momos ….etc. Je ne voudrais pas terminer ce condensé de plats, sans oublier de citer celui  qui nous fait tellement plaisir lorsque l’on rentre de trek, c’est le fameux fried eggs with chips. Mais pour ce soir, je vais prendre une vraie spécialité de la maison, un Tibetan vegetable chow mein, comme dessert un curd with sugar avec un ginger lemon tea. Ce sera parfait pour moi. Quant à Jean-Louis, dessert et boisson c’est comme moi, tandis que pour le choix du plat, il fait comme s’il était revenu de trek !!

Ce matin, le soleil illumine depuis longtemps ma chambre quand je me décide enfin à me lever. Il y a des jours où il faut bien se faire plaisir et profiter de l’aubaine pour récupérer un peu de ces heures d’avion où il m’est impossible de pousser un somme. C’est dire que les voyages sont longs pour moi !
La grasse matinée terminée, je vais pouvoir prendre le petit déjeuner chez Tashi. Après, je filerai directement au village pour enfants tibétains de Choglamsar, afin d’y déposer le colis de médicaments que j’ai pour l’infirmerie. Ce centre a vu le jour dès les premières années qui ont suivi l’occupation chinoise du Tibet, entraînant ainsi le début du génocide du peuple tibétain. Cela poussa, bien évidemment, à l’exode des milliers de réfugiés, vers l’Inde, le Bhoutan et le Népal.

Le dernier recensement effectué par l’Administration centrale tibétaine (ACT) en 2009, estime la population de l’exil à 127 935 personnes, dont 94 203 Tibétains vivant en Inde, 13 514 au Népal et 1 298 au Bhoutan. En dehors de ces trois pays, le nombre de Tibétains recensés est de 18 920 établis principalement en Amérique du Nord (11 112 personnes) et en Europe (5 633 personnes) dont 3000 en Belgique et 2000 en France. Des chiffres effrayants, mais hélas sous-évalués, puisque le rapport de l’ACT estime que près d’un quart des Tibétains vivant en dehors de l’Inde, du Népal et du Bhoutan n’a « pas pu ou pas souhaité » prendre part au recensement.

Ces chiffres à eux seuls donnent assurément l'ampleur du désastre, surtout lorsque l’on sait que la population tibétaine en Région Autonome du Tibet (RAT) ne compte plus que 2,7 millions de personnes, alors qu’ils étaient 6,4 millions en 1950. A cette allure-là, dans 10 ans, le génocide sera totalement achevé et on ne parlera même plus des tibétains.
Il subsiste un autre problème. Depuis des siècles l’étendue géographique du plateau tibétain dépassait largement cette seule « région autonome », puisqu’il débordait sur les provinces voisines du Qinghai, du Gansu, du Sichuan et du Yunnan. Le haut-plateau tibétain remontait également vers le sud, jusque dans les régions du Ladakh, Spiti, Zanskar, Sikkim, Arunachal Pradesh (en Inde) au Baltistan (au Pakistan), ainsi qu’au Bhoutan et tout le nord du Népal, comprenant, entre autres, le Mustang et le Dolpo. Les chiffres sont là, le Tibet historique comptait plus de 2,5 millions de kilomètres carrés, alors qu’aujourd’hui, il a été amputé de près de la moitié de sa superficie par les autorités chinoises, pour ne faire plus que 1 221 600 km².  
Si le dalaï-lama s’y réfère à chaque fois qu'il parle du Grand Tibet, il a raison. Les Chinois, quant à eux, renvoient invariablement à la Région autonome du Tibet (RAT) lorsqu'ils parlent du Tibet; ils ont effectivement intérêt à faire oublier les différentes amputations qu'a subies le Grand Tibet depuis 1950.

Un jour où nous débattions, Jean-Louis, Gilles et moi, sur un hypothétique avenir d’un Tibet libre. Je demandais à Gilles, si le Dalaï Lama n’avait pas l’intention de faire du nord du l’Inde, une sorte de « nouveau Tibet » ? Il me répondit que le peuple tibétain n’avait pas toujours été, un peuple « tourneur de moulin à prières », qu’ils avaient fait la guerre durant des siècles avec la plupart de ses voisins pour pouvoir construire ce grand empire, et qu’il était clair que l’Inde n’allait jamais accepter sous une forme ou une autre, un nouveau Tibet chez eux. Toutes ces guerres successives ont laissé d’énormes traces en Asie, que ce soit en région Centrale, au Nord-Est ou au Sud et aucun pays ne voudrait donner une quelconque partie de son territoire pour créer un autre Tibet. Et il termina sur cette terrible phrase : tu sais, il n’y a qu’en Occident que la cause tibétaine génère autant de passions.

Etant donné que je suis un occidental, j’ai donc pris l’habitude de déposer ma petite pierre à l’édifice, afin d’aider un tant soit peu, ce peuple tibétain qui n’a aujourd’hui plus de pays.
Choglamsar n’est qu’à une petite dizaine de kilomètres de Leh. Pour y aller, je descends dans le bas de la ville afin de rejoindre la route qui part vers l’est. Arrivé au carrefour, j’attendrai qu’un bus ou un taxi collectif passe pour lui faire signe de s’arrêter. Cela devrait aller assez vite. Choglamsar étant le premier village qui est sur cette route, tous les véhicules prenant cette direction sont donc obligés d’y passer. Effectivement, cela ne tarde pas et en moins de cinq minutes, un taxi collectif s’arrête. Par contre, sur la route, les choses ne sont pas aussi simples. Au Ladakh comme sur toutes les routes en Inde, il est très difficile de circuler. En principe, les véhicules roulent à gauche, mais en réalité, ça roule partout et le clackson fait sûrement office de priorité. C’est dire la pagaille qui règne sur le bitume indien ! Encore heureux qu’au fil des années, on n’y prête plus trop attention et on fait comme si tout ça était normal. Après vingt-cinq minutes de ce folklore chronique, je peux déjà faire arrêter le taxi. Lorsque j’arrive au portail du village, le garde me demande où je dois aller ? Je lui réponds « I have medication for you » ! Très gentiment, il m’explique alors que je dois remettre mon colis au secrétariat. Dans le petit bureau, je suis accueilli avec des juley et je dis que j’ai des médicaments pour le centre.  Thank you very much, I'll put myself to the doctor et le brave dame m’invite à m’assoir pour boire un thé pour me remercier. Ma mission est accomplie, j’éprouve, comme à chaque fois, un réel plaisir de l’avoir fait.

Avant de rentrer à Leh, j’ai envie de me balader dans les ruelles du bled. Ce n’est pas que Choglamsar soit un village très attrayant, mais l’ambiance y est particulière, puisque vivent ici plus de tibétains que de ladakhis. 
C’est d’ailleurs à Choglamsar que le Dalaï Lama fait ses enseignements lorsqu’il vient à Leh et ceux-ci se déroulent généralement devant 60 000 personnes rassemblées dans une énorme plaine où trônent les huit types de stupas renvoyant chacun à un événement majeur dans la vie de Bouddha.  Cette année encore, le Dalaï Lama donnera l'enseignement du Kalachakra. Ce tantra est considéré dans le monde bouddhique comme l’un des plus importants, car il permet l’accès direct de chacun à la condition éveillée. Tout bouddhiste qui se respecte, doit au moins une fois dans sa vie, assister à cette initiation. C’est dire que pour l’occasion, les moines du  monastère de Gonpa Karma Dupgyud Choling, monastère qui se trouve juste en face du lieu de rassemblement, attendent un nombre record de fidèles.

Je déambule à l’aise dans les petites rues. J’ai ainsi l’occasion de découvrir le travail des artisans, notamment un graveur sur pierre de mantra et de Bouddha, un peintre et un sculpteur. C’est avec curiosité que je découvre le travail de ces artisans et leurs ateliers. Visiblement, eux aussi sont heureux qu’un touriste puisse s’intéresser à leur art.  
C’est un fait, leur travail m’intéresse. Sur quelques mètres carrés et avec des outils d’un autre âge, ces artisans parviennent à réaliser des œuvres que l’on croirait sorties tout droit des plus grands ateliers. 
Mais mon approche n’est pas qu’artistique, je porte aussi une attention toute particulière à ces rencontres, ces gens ont tellement de choses à nous apprendre que le temps que l’on passe avec eux, ne peut qu’être bénéfique. 
Je me souviens tout particulièrement d’une rencontre avec deux peintres tibétains qui restauraient des fresques dans un monastère au Zanskar. Comme le contact passait bien entre nous, l’un d’eux a pris le temps de me raconter, sans aucune rancœur et à cœur ouvert, pourquoi, comment et à quel prix, il avait fui son pays. Il me racontât que vivre à Lhassa était devenu impossible à cause de la constante oppression chinoise, et que la décision de partir, il l’avait prise avec trois autres copains. Ils avaient entendu dire que la période hivernale était le meilleur moment pour espérer pouvoir passer la frontière par les hauts sommets himalayens, car les militaires chinois n’ont forcément pas toujours envie de rester en faction pendant les grands froids. C’est ainsi qu’en plein hiver, avec un simple sac sur le dos contenant quelques affaires personnelles, un peu de provisions et quelques yuans en poche, ils partirent dans le plus grand secret vers la liberté. Leur voyage a duré quatre semaines et lorsqu'ils arrivèrent enfin en Inde, après avoir franchi une série de cols tous à plus de cinq mille mètres d’altitude, un seul des quatre candidats à l’exil en est ressorti indemne, deux ont dû être amputé des deux jambes et de tous les doigts à cause du froid, et celui qui m'expliquait leur fuite, a dû lui aussi être amputé d'une jambe et ses deux petits doigts sont eux restés recroquevillés pour toujours. Voilà le prix qu’ils ont dû payer pour espérer une vie meilleure. Mais combien d’autres n'ont-ils pas laissé leur vie dans ces montagnes ? Après avoir forcé la chance pour pouvoir vivre une vie plus décente, tout être humain ne peut que respirer le bonheur et forcément, vous le faire partager, afin que vous puissiez à votre tour, vous contenter de l’essentiel « la liberté ».

Je termine ma promenade en m’arrêtant dans un boui-boui pour manger une tukpa avant d’aller visiter le Gonpa Karma Dupgyud Choling. Ce monastère appartient à la secte des bonnets noirs de Lhassa. C’est d’ailleurs là qu’en 2012, nous avions, Pascale et moi, assisté à un des plus beaux festivals qu’il nous a été possible de voir au Ladakh. Le Gonpa en lui-même n’a rien d’exceptionnel, il est beaucoup trop neuf pour que le visiteur y trouve une certaine atmosphère, mais par contre, l’ambiance du festival était particulière. Très peu d’instruments de musique, juste des dhyangros, quelques cymbales et occasionnellement des dungchens, ont suffi pour accompagner les danses des moines jusqu’à la destruction du symbole des mauvaises actions de l’année. Après cette journée haute en couleurs, nous étions projetés vers un univers encore plus lointain que dans celui dans lequel nous étions.  
L’école Karma kargyud « l’école de la transmission orale » fondée au XIème siècle est très peu présente au Ladakh. 
A ma connaissance, il n’y aurait que deux monastères de cette tradition religieuse. L’autre Gonpa est bien plus ancien que celui-ci et se trouve à Mahe, village tout à l’est du Ladakh, à vingt-cinq kilomètres de la frontière tibétaine. Gonpa que j’aurai d’ailleurs l’occasion de visiter pour la première fois tout en fin de périple. J’imagine aisément ma joie intérieure lorsque j’arriverai dans ce monastère et assisterai à la puja, après plus de septante jours de trek, avec pour seule rencontre possible les villageois et nomades qui habitent et parcourent ces montagnes afin de trouver le moindre espace de verdure pour faire brouter leurs yacks et chèvres pashmina.

Mais je n’en suis pas encore si loin. Mes pensées vont actuellement plus vite que le temps. Je vais donc rentrer à Leh et passer à l’agence pour y rechercher mon passeport et mes permis. Ensuite j’irai faire un juley à mon antiquaire de la Upper Tucha Road et profiter de la visite pour voir s’il n’a pas quelque chose de bien dans sa boutique à me vendre.

Quand j’arrive au Dreamland, mes permis ne sont pas encore là, mais le patron me dit que Rigzin est parti les chercher et que je les aurai avant ce soir. Parfait, je repasserai avant la fermeture de l’agence. De là, je vais rendre visite à mon antiquaire.

Mais là aussi quelle ne fut pas ma déconvenue lorsque j'arrivai à la hauteur de son échoppe, de constater que tous les bâtiments avaient été rasés. Après avoir pris des renseignements à gauche et à droite, on me dit que de gros travaux vont être entamés à Leh et que c'est par ce quartier qu'ils vont commencer. Je suis déçu car je ne trouve pas de trace de mon ami Lobsang et personne ne sait où il se trouve. il est fort probable que je n'achèterai pas de nouvelles statuettes tibétaines cette année.

Je peux maintenant retourner au Dreamland où Rigzin aura sûrement eu le temps de rentrer à l’agence avec mes permis. Quand j’aurai récupéré le tout, il sera alors temps de rentrer à la guesthouse et de me préparer pour aller rejoindre Jean-Louis au Wok.

Aujourd’hui, c’est déjà mon dernier jour à Leh. Le temps passe terriblement vite et j’ai pourtant encore des tas de choses à faire avant mon départ. Je dois encore aller jusqu’au polo ground pour réserver une place dans le bus de Kargil et ce n’est pas la chose la plus simple à faire, car même si le bus est là, ce qui n’est pas gagné, il faut encore trouver le chauffeur. Lorsque ce sera fait, j’irai acheter des sachets de noodles soupe maggi, des amandes d'abricots, fromage de yak et d’autres petites victuailles qui vont bien me servir lors des journées où je ne traverserai aucun village. Les courses terminées, il me faudra encore passer un dernier coup de téléphone à ma petite femme car une fois en trek, je n’aurai que très peu d’occasions de lui dire que tout va bien. 
Ça c’est vraiment le point noir lorsque l’on trekke au Ladakh. A cause de sa situation géographique (zone militarisée) et aussi pour des raisons de sécurité suite aux attentats de Bombay de 1993, 2008 et 2011, plus aucun étranger ne peut posséder de téléphone satellite, ni même acheter une simple carte sim dans la province du Jammu & Kashmir alors que c’est la seule qui est utilisable dans la région. C’est dire que dans ces conditions, il est totalement impossible de téléphoner lorsqu’on se retrouve en pleine montagne. Cette réglementation n’est franchement pas idéale lorsque l’on part seul, et de surcroît, pour une longue durée. Chacun comprendra aisément que c’est surtout pour la personne restée à la maison que l’attente est longue. Alors pour éviter trop d’angoisses, je profite de la moindre occasion pour donner de mes nouvelles. Je lui dois bien ça.

Le coup de téléphone est donné, j’ai mon ticket de bus et les achats sont faits. Avant de rentrer pour déposer tout ça dans ma chambre, je vais aller me prendre un petit curd with sugar dans le quartier arabe. Il est évident que pendant le trek, j’aurai rarement droit à toutes ces petites douceurs, même si pour le yaourt, il est possible d’en avoir chez les nomades. Mais bon, il n’y a pas de mal à se faire du bien, alors autant en profiter maintenant !

Une fois dans la chambre, je déballe toutes mes affaires et étale le tout sur le sol afin de refaire mon sac et vérifier une toute dernière fois, si ce que je prends avec moi, me sera vraiment utile. Il n’y a pas de place pour le superflu, puisqu’il est impératif que le sac ne dépasse pas les quatorze kilos. Et quatorze kilos, ce n’est vraiment pas grand-chose lorsque l’on sait qu’il faut prendre la tente, quelques vêtements de rechange, des sandales, la gourde, le sac de couchage, le matelas, la nourriture, la pharmacie, la trousse de toilette, l’appareil photo, plus autres petits indispensables, comme le fameux saucisson gaumais. Lorsque tout cela est réuni, on se rend très vite compte que le poids tolérable est déjà atteint. J’avais pris le minimum à Bruxelles, mais je devrai encore laisser des affaires à la guesthouse si je veux espérer aller jusqu’au bout de mon aventure.

Le choix fut méticuleux mais je pense que j’y suis arrivé. En tout cas, le sac est maintenant fermé et il le restera jusqu’à mon départ demain matin. Sur ce, je retourne en ville car l’exercice a duré un peu plus longtemps que prévu et il est presque l’heure d’aller au Wok.
Etant donné qu’il me faudra me lever très tôt demain matin, le programme de la soirée est simple : repas copieux, un dernier coup de téléphone vers Bruxelles et ensuite me coucher.
Lorsque j’arrive, je suis le premier et je commande un ginger lemon tea, en attendant Jean-Louis. Seul à la table, il est évident que je gamberge sur mon périple et je me dis que j’ai de la chance d’avoir encore assez de folie en moi pour pouvoir m’engager dans de telles aventures. 
Bien sûr, il n’y a rien d’exceptionnel d’entreprendre ce genre de chose, des tas de gens en font ou en ont fait de bien plus incroyables et je dois reconnaître que pour ma part, rien n’était programmé pour que je tombe amoureux de l’Himalaya. Je suis né dans un plat pays et personne dans ma famille, ni même à l’école, ne m’a parlé de cette grande chaîne de montagne. Tout se déclencha en 1960, j'avais huit ans et je venais de recevoir pour ma saint Nicolas le dernier album d'Hergé " Tintin au Tibet ".
Ce fut pour moi une véritable découverte, jamais une bande dessinée ne m'avait fait autant voyager. Ces grands décors montagneux blanchis par des neiges éternelles où s'accrochaient des monastères dans lesquels pouvaient vivre des moines complètement isolés du monde, me semblaient totalement incroyables. L'histoire de Tintin me préoccupait que très peu, je ne me demandais même pas où se trouvait le Tibet, mon seul plaisir était de me laisser emporter dans cet univers qui m’était inaccessible que par le livre que je tenais dans les mains.
Le premier contact était établi, il ne me restait plus qu'à attendre le moment propice pour aller vivre une aventure dans ces montagnes et découvrir ces monastères perdus dans la chaîne himalayenne. J'étais encore très loin de mes rêves, si loin qu'à cet âge-là, je ne pouvais même pas imaginer la distance qui séparait le Tibet de mon plat pays. Je savais juste que mon héros avait pris l'avion pour atterrir dans une ville qui s’appelait Katmandou.

................ L'enfance passa et lorsque devenu adulte, j’aurais pu partir, les voyages au long cours m’étaient alors totalement impossibles. A l’époque il fallait débourser des prix astronomiques pour obtenir un ticket d'avion. Dans les années septante, il y avait bien la solution de faire comme les hippies, partir besace sur le dos vers le Népal et l’Inde. 
Mais, même si cette forme d'aventure ne m'aurait pas déplu, je n'ai toutefois jamais eu le courage de refermer la porte de mon deux pièces mansarde et prendre ainsi la route.

Les vies conjugales, divorces et séparations, les enfants qui devaient grandir, plaisirs et soucis de la vie, tout cela a donné un sérieux coup d'arrêt à mes rêves himalayens. Mais quelque part, je savais que ce n'était qu'une grande parenthèse et qu'un jour, j'irai jusqu'au bout des rêves de mon enfance.
Connaissant à peine celle qui allait devenir ma future épouse, nous prenions déjà la poudre d’escampette en Syrie et à Istanbul, ville frontière entre l’Europe et l’Asie.
Pascale rêvait d’un voyage au Mexique, nous sommes allés au Guatemala, Pérou, Bolivie, Argentine, Équateur et enfin le Mexique. Après l'Amérique du sud, ce fût Bangkok pour aller dire bonjour à un copain qui habitait là-bas. Évidemment, nous avons profité de l’occasion pour pousser une pointe jusqu'au Triangle d'or. C'est là au bord du Mékong, alors que nous regardions la rive laotienne depuis la Thaïlande, que j’ai dit à Pascale que j'aimerai traverser le fleuve ! Ce fut chose faite dès l'année suivante et avons parcouru tout le Laos jusqu'à la frontière cambodgienne.

Les portes de l'Asie étaient désormais grandes ouvertes. Dans la foulée du Laos, on a fait, malgré les problèmes politiques de l’époque, la Birmanie. Les rêves himalayens de mon enfance se rapprochaient pas à pas. C'est alors, que par le plus grand des hasards, je découvris sur une brocante le livre de Michel Peissel : «Mustang, Royaume Tibétain Interdit ». J'ai littéralement dévoré les 290 pages de ce livre. Immédiatement après avoir refermé ce premier opus, j’achetai un autre bouquin du même auteur « Zanskar, royaume oublié aux confins du Tibet ». Cette fois, c'en était trop et l'Himalaya devint une véritable passion. 

Je ne voulais plus perdre de temps. Avec Pascale et un copain français (Christian) que nous avions rencontré au Guatemala alors que nous étions bloqués au bord du lac d'Atitlan par le cyclone Mitch, nous décidâmes de faire, non pas le Tibet, puisque les frontières sont trop souvent fermées par les Chinois depuis l’invasion du pays, mais bien d'aller dans la région que l'on appelle le petit Tibet, le Ladakh.

Je ne fus nullement déçu de ce premier contact, je retrouvais exactement les images de l'album de mon enfance, et 46 ans après Tintin, je découvrais à mon tour ces monastères mythiques accrochés aux flancs des montagnes. Mulbek, Lamayuru, Rizong, Alchi, Likir, Tikse, Stakna, Hemis, je voulais tout voir, rencontrer les moines et les ladakhis, afin de connaître un peu plus leurs traditions ancestrales.
Avec Pascale, nous avons fait l'année suivante le Népal et le trek dit « le balcon des Annapurnas ». Dans la foulée, on fit aussi deux régions tibétaines en Chine, le Yunnan & le Sichuan dans la région du Kham à l'est du Tibet autonome, afin d'aller à la rencontre des tibétains que nous ne pouvions, toujours pas rencontrer dans leur pays d’origine. Merci la Chine !

Les voyages himalayens se sont poursuivis par un nouveau retour en Inde pour découvrir cette fois, les vallées du Kinnaur et du Spiti et terminer à Manali où Christian (l'ami français), est venu nous rejoindre, avant de monter une nouvelle fois au Ladakh. Arrivés à Leh, Pascale rentra à Bruxelles et je continuai avec Christian au Zanskar. Cette fabuleuse vallée que m'avait fait découvrir Michel Peissel.

Au Zanskar, nous sommes allés jusqu'au monastère de Phukthal, là où les moines vivent retirés dans leur monastère accroché au flanc d’une falaise. Le voyage fût sublime. Mon seul regret, c'était que Pascale ne soit pas là, alors que nous avions fait tous les grands voyages ensemble, j'aurais aimé tellement pouvoir partager avec elle ces décors fabuleux.
Qu'à cela ne tienne, l'année suivante, je reviendrai ici avec elle et nous ferons alors toute la vallée du Zanskar jusqu'à Zangla en passant par tous les villages qui sont décrits dans le bouquin de Michel Peissel, et nous continuerons jusqu'à Phuktal et rentrerons à Padum par le s'Tongde La en passant du même coup par le village isolé de Shade au Zanskar.

Lorsque je suis rentré à la maison, mon enthousiasme et mes photos l’ont persuadé de tenter cette aventure. Et dès l’année suivante, nous fîmes cette fois ensemble, le grand tour de cet ancien royaume et poussâmes aussi une petite pointe de deux jours jusqu'au lac Tsomo Riri. Question de voir de quoi il a l'air.
Après le Tsomo Riri, Pascale rentra une nouvelle fois à Bruxelles et j’ai continué le voyage seul, pour faire la vallée de la Noubra et le trek dans la vallée de la Markha.

Le temps passe décidément trop vite. A 60 ans je n'ai pas encore l’intention de raccrocher mes chaussures dans la remise et je me mets en tête d'entreprendre une aventure encore plus folle, celle de traverser le Ladakh en solitaire. Non pas depuis Lamayuru comme le font les agences, mais bien depuis la frontière pakistanaise, dans la vallée du Dha. Puis je continuerai à descendre vers le Zanskar pour finir mon trek à Darsha, hameau qui se trouve sur la route Manali / Leh.

Le périple sera une réussite personnelle, cette solitude dans l’effort m’apportant une toute autre dimension au trekking. A maintes occasions, j’ai pu constater que les contacts avec les ladakhis étaient totalement différents lorsqu’on est seul. Comme vous êtes « alone » et qu’ils connaissent mieux que quiconque la difficulté du terrain, il est rare d’avoir à traverser un hameau sans être invité dans une maison pour y boire un thé au beurre de yak, accompagné d’un peu de tsampa. Ce sont des gestes simples, mais hautement traditionnels, car chacun sait ici, combien le mot solidarité à de l’importance lorsque l’on vit toute l’année dans cette immensité de pierres à plus de 4000 m d’altitude, avec des longs hivers qui frôlent généralement le moins quarante degrés Celsius. Vivre dans de telles conditions serait totalement irréalisable sans la moindre solidarité. Ce mot est tout simplement inscrit en lettres d’or dans la mémoire collective des ladakhis et forcément, elle s’applique aussi à l’étranger de passage. 
Je suis parfaitement conscient que sans cet état d’esprit, il me serait impossible d’entreprendre une telle aventure. Mais loin de moi l’idée de profiter, il est donc évident que ce système est aussi valable pour moi. Solitaire et solidaire sont des mots pas si éloignés l’un de l’autre. D’ailleurs depuis que les touristes arrivent dans ces villages retirés, une autre tradition s’est mise en place au fil des années, celle de laisser un billet en-dessous du coussin où on était assis.  

Expérience inoubliable, qu’une fois à la maison, je n’ai eu de cesse d’imaginer un circuit encore plus grand. Evidemment dans cette région bénie des dieux, les choix ne manquent pas. Puisque j’avais déjà fait du nord au sud, concevoir un circuit qui allait d’ouest en est, s’est imposé tout naturellement. Ce nouveau défi d’envergure, est de loin le plus long de tous les treks que j’ai fait jusqu’à présent. Il me conduira de Shergol en passant par les hauts plateaux tibétains avant de rejoindre le Lac Tsomo Riri. Je traverserai successivement les régions du Purig, Sham, Stod et le Rupshu.
                               
Voilà en grandes lignes, comment cette passion pour l’Himalaya est née en moi et pourquoi je me retrouve une nouvelle fois à Leh. Dans ce journal de route, les pages retraceront, non pas mon aventure au jour le jour, mais, tous les moments forts, tels que les découvertes, les rencontres et aussi mes états d’âmes que j’aurai sur les chemins, qui je l’espère, m’emmèneront jusqu’au monastère de l’école Karma Kargyud de Mahe.
Voici le calendrier approximatif de cette, non pas expédition, mais grande aventure que je m’apprête à faire.
                           
En route vers de nouvelles aventures

Nuit difficile, je n’ai presque pas fermé l’œil de la nuit. C’est d’ailleurs avec un certain soulagement que pour une fois, j’ai entendu le réveil matinal venu en droite ligne du minaret du centre de Leh. Les autres jours, cet appel du muezzin me fait généralement râler un bon coup. Mais cette fois, au matin du grand départ, cette horloge parlante du monde musulman m’extirpe illico presto de mon lit. Je passe aussitôt dans la salle d’eau pour m’en jeter quelques gouttes sur le visage afin d’avoir l’air plus lucide, malgré les quatre heures du mat. J’enfile mes vêtements et mes godasses avant de me charger du sac à dos super léger. Dernier coup d’œil pour voir si je ne laisse rien derrière moi et je referme la porte de la chambre.

Dehors, il ne fait pas encore jour, mais les meutes de chiens conquérants occupent les rues de la ville. Pas très rassurant de se balader seul en si mauvaise compagnie. Mais bon, j’essaye de me faire le plus discret possible afin de ne pas éveiller leur attention. Ils pourraient relever leur museau des monticules d’ordures en espérant trouver meilleurs morceaux de viande que mes pauvres mollets pourraient représenter pour eux. A ce moment précis, je pense à tous ces gens qui me demandent souvent si je n’ai pas peur de traverser l’Himalaya seul ? Aujourd’hui, j’ai la réponse à leur question et je leur répondrai que, traverser Leh au petit matin est bien plus dangereux que de traverser tout l’Himalaya !!! 
Je ne serai pas mécontent d’arriver au polo ground. Comme pour me rassurer, ne voilà-t-il pas qu’une bagarre éclate, aussitôt la meute se transforme et ce sont maintenant des véritables hordes de chiens qui arrivent de tous côtés. Vite fait bien fait, j’active le pas pendant que ces hors-la-loi règlent leurs comptes entre eux. De peur d’être trop visible, je quitte le Main Market pour m’engouffrer dans une ruelle plus calme. Après cinq minutes, j’arrive enfin à destination. Le chauffeur du bus me demande directement de mettre mon sac sur la galerie. Je lui réponds que je ne vais pas jusqu’à Kargil, que ce sera plus simple pour tout le monde si je garde le sac près de moi. Ce qu’il accepte bien volontiers, puisque cela lui fera gagner du temps.



A 5h précise, le bus se met en branle. Mais avant de quitter Leh, il y aura quelques arrêts afin de faire monter encore quelques candidats au voyage, alors que tous les sièges étaient déjà occupés lorsqu’on a quitté le polo ground. Un petit effort de chacun et tout le monde trouve une place, plus ou moins confortable pour aller jusqu’à sa destination. La mienne, c’est Shergol, village qui se trouve juste après Mulbek.

Nous voilà enfin sur la National Highway 1D. Ne vous laissez pas abusé par l’appellation Highway car cette dénomination est en Indian English (c'est une highway au sens propre : high = haut et way = voie, donc c'est une haute route, ce qui convient parfaitement à l'Himalaya !). Hélas cette haute route est éternellement en chantier et qui, sur des nombreux tronçons, est tout simplement dépourvue de bitume. Dans ces conditions, il n’est pas rare de mettre plus de dix heures pour faire les deux cents kilomètres séparant Leh de Shergol.

Pour avoir les meilleures vues sur les différents décors que ce désert de pierres me dévoilera au fur et à mesure des kilomètres, j’ai demandé un siège du côté gauche. C’est de là qu’il me sera permis de voir, entre autres, le confluent formé par la Zanskar river et de l’Indus. Cette union est assez spectaculaire. Tout d’abord, il se situe dans un cadre magnifique, avec en toile de fond une vallée composée de roches aux couleurs multiples et en avant plan, le contraste des couleurs entre les deux torrents, bleues pour l’un et grises pour l’autre. Pour donner une touche supplémentaire au tableau, on remarque bien la couleur bleue de l’affluent qui se dissout doucement dans les eaux de l’Indus.



Quelques kilomètres plus loin, nous arrivons à Nimu. C’est l’heure de prendre le petit déjeuner dans un des nombreux bouis-bouis situés de part et d’autre de la route. Juste le temps de manger deux œufs durs avec un chapati et de boire un verre de thé, que le chauffeur du bus fait déjà actionner le klaxon pour annoncer le départ imminent.
Chacun retrouve sa place initiale et nous voilà en route pour le franchissement du Rongo La (3550m), avec sa vue imprenable sur les ruines de la forteresse de Basgo. Ce n’est peut-être pas le plus haut col du Ladakh, mais la route est tellement mauvaise qu’il est très difficile de circuler et à certains endroits, le passage est si étroit, qu’il est impossible pour deux véhicules de se croiser. C’est alors les inévitables manœuvres pour que le véhicule montant puisse passer en premier. Cette règle est valable pour tout le monde, sauf pour les convois militaires, qui eux, ont la priorité absolue et tout chauffeur a intérêt de mettre son véhicule sur le côté afin de laisser passer toute la colonne, aussi longue qu’elle soit !

Les kilomètres s’étirent, nous sommes toujours le long de l’Indus et nous traversons Saspol, passons au pont d’Alchi et arrivons au hameau de Nurla. A Khaltse, nouvel arrêt repas. Même topo que dans le village de Nimu, beaucoup de petits restos de route où les plats sont pratiquement les mêmes partout. Afin d’être un peu plus en dehors du bruit et de la poussière, je vais manger dans un resto qui se trouve sur une petite place. Pour faire simple et être vite servi, je commande un dal (riz, lentilles épicées, légumes) et un thé. Ce n’est pas le meilleur dal que j’ai eu l’occasion de manger, mais au moins je vais pouvoir repartir le ventre plein. 



Peu après Khaltse, nous quittons très vite les bords de l’Indus qui continue son chemin vers le Pakistan par la vallée du Dha. Tandis que nous, nous poursuivons sur l’ancienne voie caravanière qui faisait il y a très longtemps, Srinagar-Lhassa. Avant d’arriver à Lamayuru, on longe le fameux cirque désertique appelé le « Moonland ». J’ai beau être passé plusieurs fois par ici, je suis à chaque fois fasciné par le site. J’ai même été, en 2012, y faire une balade qui m’a tellement enchanté, que je pense bien renouveler l’expérience cette année. J’aurai l’occasion de le faire après avoir assisté au festival du monastère. Dès que nous passons le village, la route commence à s’élever à nouveau. Cette fois c’est pour franchir le Photu La, un col de 4100 m d’altitude. Dans les premiers lacets, on peut apercevoir de bien belle façon le monastère juché sur son piton rocheux. Lacet après lacet, le chauffeur a toutes les peines de monde à faire avancer son bus sur la pente devenue de plus en plus raide et j’ai bien l’impression que l’aiguille du thermostat doit être confortablement installée dans la zone rouge du cadran de contrôle (s’il fonctionne encore). 



Une fois le sommet franchi, le chauffeur arrête d’ailleurs son véhicule pour laisser souffler les puissants chevaux moteur cachés derrière la calandre. Il n’y a pourtant pas trop de temps à perdre car la route jusqu’à Kargil est encore longue. C’est à présent la longue descente jusqu’à Henasku, puis Bodkharbu. Il ne me reste qu’une trentaine de kilomètres avant d’arriver à l’étape du jour, mais pour cela, il faudra encore franchir un dernier col, le Namika La (3755m). Col sans grande difficulté car la route est à présent meilleure. Dans moins d’une heure, je serai à Shergol. 

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