La nuit a été difficile, je n’ai presque pas fermé l’œil
plus de deux heures. C’est d’ailleurs avec un certain soulagement que j’entends
le réveil matinal venu en droite ligne du minaret du centre de Leh. Les autres
jours, cet appel du muezzin me fait généralement râler un bon coup. Mais cette
fois, au matin du grand départ, cette horloge parlante du monde musulman m’a
extirpé illico presto de mon lit. Un passage vite fait dans la salle d’eau pour
m’en jeter quelques gouttes sur le visage afin d’avoir l’air plus lucide,
malgré les quatre heures du mat. Et j’enfile mes vêtements et mes godasses avant
de me charger de mes sacs. Dernier coup d’œil pour voir si je n’ai rien
laissé derrière moi et je referme la porte de la chambre.
Dehors, il ne fait pas encore jour, mais les meutes de
chiens conquérants occupent les rues de la ville. Pas très rassurant de se
balader seul en si mauvaise compagnie. Mais bon, j’essaye de me faire le plus
discret possible afin de ne pas éveiller leur attention. Ils pourraient relever
leur museau des monticules d’ordures et se tourner vers moi en espérant trouver
meilleurs morceaux de viande à hauteur de mes pauvres mollets. A ce moment
précis, je pense à tous ces gens qui me demandent souvent si je n’ai pas peur
de traverser l’Himalaya seul ? Aujourd’hui, j’ai la réponse à leur
question et je leur répondrai que traverser Leh au petit matin est bien plus
dangereux que de traverser tout l’Himalaya à pied !!! Je ne serai pas
mécontent d’arriver au polo ground. Comme pour me rassurer, ne voilà-t-il pas qu’une
bagarre éclate entre les chiens. Aussitôt la meute se transforme et ce sont
maintenant des véritables hordes de chiens qui arrivent de tous côtés. Vite
fait bien fait, j’active le pas pendant que ces hors-la-loi règlent leurs comptes
entre eux. Pour ne pas être trop visible, je quitte le Main Market pour
m’engouffrer dans une ruelle plus calme. Après cinq minutes, j’arrive enfin
sain et sauf à destination. Le chauffeur du bus me demande directement de
mettre mon sac sur la galerie. Je lui réponds que je ne vais pas jusqu’à Kargil,
que ce sera plus simple pour tout le monde si je garde le sac près de moi. Ce
qu’il accepte bien volontiers, puisque cela lui fera gagner du temps.
A 5h précises, le bus se met en branle. Mais avant de quitter
Leh, il y aura quelques arrêts afin de faire monter encore quelques candidats
au voyage, même si tous les sièges sont déjà occupés depuis qu’on a quitté le
polo ground. Un petit effort de chacun et tout le monde trouve une place, plus
ou moins confortable pour aller jusqu’à sa destination.
La mienne est un peu
avant Nurla, plus exactement à la hauteur du pont qui enjambe l’Indus et qui me
permettra de rejoindre les gorges qui me guideront jusqu’au hameau de Tar.
Nous voilà enfin sur la National
Highway 1D. Ne vous laissez pas abuser par l’appellation Highway car cette
dénomination est en Indian English (c'est une highway au sens propre : high =
haut et way = voie), donc c'est une haute route, ce qui convient parfaitement à
l'Himalaya ! Hélas cette haute route est éternellement en chantier et, sur des
nombreux tronçons, est tout simplement dépourvue de bitume. Dans ces
conditions, il n’est pas rare de mettre plus de quatre heures pour faire les quatre-vingt-cinq
kilomètres séparant Leh de Nurla.
Pour avoir les meilleures vues sur les différents décors que
ce désert de pierres me dévoilera au fur et à mesure des kilomètres, j’ai
demandé un siège du côté gauche. C’est de là qu’il me sera permis de voir,
entre autres, le confluent formé par la Zanskar river et de l’Indus. Cette
union est assez spectaculaire. Tout d’abord, il se situe dans un cadre
magnifique, avec en toile de fond une vallée composée de roches aux couleurs
multiples et en avant plan, le contraste des couleurs entre les deux torrents, bleues
pour l’un et grises pour l’autre. Pour donner une touche supplémentaire au
tableau, on remarque bien la couleur
bleue de l’affluent qui se dissout doucement dans les eaux de l’Indus.
Quelques kilomètres plus loin, nous arrivons à Nimu. C’est
l’heure de prendre le petit déjeuner dans un des nombreux bouis-bouis situés de
part et d’autre de la route. Juste le temps de manger deux œufs durs avec un
chapati et de boire un verre de thé, que le chauffeur du bus fait déjà actionner
le klaxon pour annoncer le départ imminent.
Chacun retrouve sa place initiale et nous voilà en route
pour le franchissement du Rongo La (3550m), avec sa vue imprenable sur les
ruines de la forteresse de Basgo.
Les kilomètres s’étirent. Nous sommes toujours le long de
l’Indus et nous traversons Saspol, passons au pont d’Alchi et arrivons aux
environs du village de Nurla. Comme prévu, je fais arrêter le bus juste à la
hauteur du pont. Un petit contrôle sur mes sacs afin de voir que j’ai tout avec
moi, un signe au chauffeur que tout est ok et le bus redémarre en laissant
derrière lui un nuage de pollution que je respire à plein poumons. Le temps de
me charger du sac à dos, de mon sac avec mon matériel-photo et de mes bâtons de
marche, me voilà enfin parti pour mes premiers kilomètres à pied au pays de
Bouddha.
Je franchis l’Indus, le fleuve sacré déboule littéralement
sous mes pieds dans un fracas indescriptible. Sa couleur d’un gris foncé prouve que son débit est au plus fort, causé par la fonte des neiges et par la
puissance des flots emportant avec eux un charroi de pierres et de boue. Le
spectacle est fascinant mais il me faut continuer le chemin qui va bientôt
s’enfoncer dans une gorge étroite aux parois vertigineuses avoisinant les trois
cent mètres de haut. Sur le pont, je rencontre la belle mère de Tashi. Evidemment, elle me reconnait et est tout heureuse de savoir qu'elle va monter jusqu'à Tar en ma compagnie.
Etant donné que mon acclimatation à l’altitude n’est pas
encore terminée, ma progression n’est évidemment pas des plus rapides. Rien de
grave à cela, le hameau de Tar n’est qu’à deux heures de l’entrée des gorges.
J’ai donc tout mon temps pour la traversée de cette belle gorge où coule un
petit torrent.
C’était en 2014, c’était la
période du battage de l’orge et ce travail se fait encore dans cette famille
avec des yacks piétinant l’orge sur une plateforme. C’est assurément plus écologique,
mais certainement plus long qu’avec une batteuse mécanique comme cela se fait
de nos jours au hameau de Tar. Là, il y a une machine pour les dix maisons du
village. Chaque jour, la machine passe de maison en maison avec des
représentants de chaque maison de hameau pour qu’ainsi, chaque famille puisse terminer
le battage de la récolte en une seule journée. La famille où le travail se
fait, s’occupe des repas de tous, du thé et surtout du chang avec, en fin de
journée, un, deux ou trois verres d’arak pour les hommes. Il y a deux ans, je
suis d’ailleurs tombé dans un véritable traquenard organisé et le soir venu, le
chang m’a juste permis de rejoindre tant bien que mal ma chambre. Inutile de
dire que le lendemain je me suis bien fait chambrer par les villageois qui
étaient assez heureux de m’avoir eu !
Durant
ces journées de battage, j’ai constaté que le travail chez les ladakhis n’était
nullement ressenti comme une corvée ennuyeuse, que le travail partagé pouvait
même se révéler particulièrement divertissant. Les ladakhis ne sont pas rivés
comme des esclaves à leur travail, poussés par le besoin croissant d’argent. Ici, laver son linge dans une bassine n’est pas considéré comme une corvée
effrayante, parcourir à pied plusieurs kilomètres est une activité normale. Et
malgré tout cela, je peux vous affirmer que les ladakhis travaillent nettement
moins que nous. Travailler sans relâche huit heures par jour, c’est pour eux,
sauf en cas de nécessité absolue, quelque chose d’inimaginable. Comme le disait
Pessel : ce qui fait le succès du système moderne, c’est que l’on croit
qu’en achetant des biens de consommation, on économise du temps et du travail. Le
temps, en effet, est devenu une chose si précieuse que pour l’épargner, on
achète à prix d’or des gadgets considérés comme des « économiseurs de
temps ». Ce qu’oublient de nous dire les annonceurs et les industriels,
c’est que l’on perd encore plus de temps à acquérir de l’argent;
approximativement huit heures par jour, avec un minimum de vacances. Que pour
avoir de l’argent, il faut lui sacrifier cinq jours par semaine : on croit
gagner du temps et on en gaspille. Cherchez l’erreur !!!!
Nous sommes donc devant la maison de Tar Yokma. Puisque je suis accompagné, je laisse le soin à la belle mère de lancer un grand julley. La porte s’ouvre, c’est la dame de la
maison qui est venue voir. Avec un large sourire, nous sommes invités à entrer dans la
maison pour aussitôt nous installer dans la cuisine pendant que la dame examine le
contenu de l’enveloppe. Ses yeux se sont illuminés de bonheur en regardant
toutes les photos. Heureuse, elle nous offre du thé et de la tsampa (farine d’orge
grillée que l’on pétrit avec un peu de thé). Je bois mes trois tasses de thé
comme c’est l’usage dans la région, je mange la tsampa et je décide de laisser les deux femmes papoter et de continuer mon chemin jusqu'au village.
A partir de la maison, je m’enfonce
dans un cayon encore plus étroit et plus profond, la montée devient de plus en
plus raide. Le souffle court, c’est avec un certain soulagement que j’aperçois
la première maison de Tar. Dans le hameau, il n’y a plus de chemin, il faut
longer un ruisseau tout en dépassant deux maisons contiguës et poursuivre
jusqu’à la dernière maison isolée qui se trouve au beau milieu des champs.
C’est là que réside la famille Kutipa.
Chez les Kutipa, il n'y a personne. Je pousse la porte du jardin et je m'y installe en attendant que Palmo ou le papa arrive. Le temps passe et je décide, pour passer le temps, de faire un tour dans les champs. C'est à ce moment là que je vois Palmo qui passe le petit pont car elle a entendu que quelqu'un était arrivé chez eux. Sa surprise est grande et je ne peux résister d'immortaliser ce moment.
Palmo n’a pas changé, toujours ce large sourire pour
accueillir les habitués de la maison (il y en a quelques-uns qui se
reconnaîtront en lisant ces lignes !).
C’est ici que je vais continuer
mon acclimatation avant de reprendre mon aventure pour rejoindre le grand monastère de Lamayuru
via le Tar La (5250m). Evidemment, je devrai me renseigner sur la faisabilité
du projet, car nous sommes tôt dans la saison et le col risque d’être encore
impraticable. J’aurai bien le temps de me renseigner auprès du papa, mais pour
l’heure, je vais déposer mes sacs dans ma chambre, m'installer au jardin pour
boire le thé et remettre les quelques cadeaux que Pascale m’a fait prendre pour
offrir à Palmo.
La température est clémente, il fait vraiment bon de se
retrouver au calme dans ce beau hameau qu’est Tar. Il n’y a rien de tel pour trouver une bonne acclimatation. Même s’il faut bien avouer que quelques
jours ne suffisent pas pour se retrouver directement à cinq mille mètres
d’altitude. Durant mes autres voyages, aussi bien dans l’Himalaya que dans les
Andes, j’ai constaté que notre organisme avait besoin de bien plus que trois à
quatre jours pour être bien acclimaté. L’altitude agit sur celui-ci par la
diminution de la pression partielle de l'oxygène dans l'air inspiré et par la
diminution de l'air. Il s'ensuit une augmentation de la respiration et de la fréquence cardiaque et une augmentation du nombre de globules rouges dans le
sang pour réagir à l'hypoxie. En ce qui concerne les globules rouges, attention
aussi, car si on en a trop, il se peut que les veines se bouchent, étant donné
que le sang devient trop épais.
Le
"mal aigu des montagnes" touche presque toutes les personnes allant
en haute altitude. En dessous de 3000 m, il est très rare que l’on en souffre, il
n'apparaît le plus souvent qu'à partir de 3500 m. Certaines personnes ont leur
organisme naturellement adapté à la haute altitude (entre 5000 et 6800 m). Ce
n’est qu’après que cela devient vraiment dangereux, mais alors ce ne sont
généralement pas des trekkeurs qui sont confrontés à ces difficultés, mais une
autre catégorie d’amoureux des montagnes que l’on appelle « alpinistes ».
C’est une tout autre classification de sportif, que le simple trekkeur que je
suis. Pour vous expliquer en deux phrases la différence entre un trekkeur et un
alpiniste : nous étions (Pascale et moi) dans l’ouest du Népal au camp de
base des Annapurnas, alors que les sommets étaient nuageux, les alpinistes qui
attendaient le beau temps pour pouvoir commencer leur ascension, n’ont trouvé
rien de mieux, pour combler leur attente, que d’organiser un match de volley.
Le spectacle était surprenant, mais tout était dit sur la condition physique de
ces hommes !!
Pour
terminer sur le sujet, voici le taux d’oxygène que l’on retrouve par palier :
niveau de la mer 100%, 1000m 88%, 2500m 73%, 3000m 64%, 4000m 60%, 5000m 53%,
6000m 47%, 7000m 41%, 8000m 36% et le sommet de l’Everest 8848m 33%.
Loin de toutes ces activités fatigantes, je suis plongé dans
le seul bouquin que j’ai pris avec moi. C’est un livre du Dalaï Lama au titre
évocateur « L’art de la compassion », atteindre la sérénité, le calme
et la sagesse. Selon le bouddhisme, la compassion est la chose la plus
importante. Le Dalaï Lama dit sur le sujet que cultiver une attitude de
compassion a l'effet d'ouvrir l'esprit. Avoir un esprit calme et compatissant
nous permet d'utiliser notre intelligence naturelle plus efficacement. Sans une
perspective plus globale, il est difficile d'apprécier la réalité d'une
situation donnée, sans que toute action que nous prenions soit irréaliste et
donc inefficace.
Par ces conseils, on comprend que le bouddhisme est non
seulement une religion, mais aussi une façon de vivre. Malheureusement,
débarrasser le monde des malheurs qui l’accablent paraît une tâche dépassant
nos forces, puisqu’il n’existe pas de baguette magique qui puisse transformer
l’affliction en bonheur. Nous pouvons, en revanche, faire progresser notre
esprit sur le chemin de la vertu et aider notre prochain à faire de même par
différents moyens comme la méditation sur la compassion.
Voilà vers quoi j’aspire
en ce début d’aventure. C’est d’ailleurs pour cela que je vais aussi passer sur
le site de l’ermitage d’Urgyen Dzong. Puisque cette année, selon les calculs de
Jean-Louis Taillefer, je devrais y être le jour d’anniversaire de la naissance
de Padmasmbhava (les tibétains l’appellent Pema Jungne et les ladakhis Guru
Rinpoche qui signifie Précieux Maître). Ce qui donne lieu à un grand
rassemblement. Je suis très curieux de voir cela et ça me changera des fois où
je me retrouvais seul sur le site pour passer la nuit dans une des grottes
naturelles de méditation, où Padmasambhava y aurait médité pendant plusieurs
années.
Palmo vient me demander ce que je voudrais manger ce
soir ? Bien que sa spécialité soit les momos, hélas la préparation en est
trop longue, je lui réponds que j’aimerais, soit une thukpa ou une thenthuk
vegetable. Par expérience, je sais que sa cuisine est excellente, je ne me fais
donc pas trop de soucis pour le repas de ce soir. Mais l'envie de me faire plaisir est trop forte pour Palmo et elle décide quand même de me faire des momos pour ce soir ........ la thukpa sera pour demain !!!!
Avant que le soleil ne soit trop bas, je monte au Lhankhang (temple).
De la plateforme devant le temple, on a une vue panoramique sur le hameau. Je
profite pour faire un peu de yoga face au soleil couchant. C’est une version du
soir de la salutation au soleil (Surya Namaskara), pour continuer sur une autre
série appelée les cinq tibétains et terminer sur la petite salutation à la lune
(Shandra Namaskara). Le programme est alléchant et il me fera passer une nuit
encore plus paisible. Que demander de mieux ?!
Pendant que nous mangeons les momos qui sont accompagnés d’un bouillon de légumes dans lequel je peux ajouter quelques épices suivant mes propres goûts et y faire tremper les momos pour que toutes les saveurs se dispersent encore mieux dans la bouche. C’est un véritable délice et j’apprécie d’autant mieux cette bonne spécialité du coin vu que je suis quand même quelque peu au bout du monde. Il ne manque que la bouteille de vin pour rivaliser avec les tables de restaurant « Comme chez soi » de Bruxelles.
Je profite pour demander à Abalé s’il
serait envisageable de rejoindre le village d’Ursi via le Tar La, si tôt dans
la saison ? Il me répond que cet hiver, il y a eu beaucoup de neige au
Ladakh et qu’il y a même eu dans la vallée du Dha, qui est pourtant une vallée
généralement épargnée de ce genre d’intempérie. Il me dit aussi que la neige
est tombée dès la fin du mois de janvier et que pendant les jours qui ont
suivi, il a fortement gelé. Le résultat de ces conditions atmosphériques est
que cette neige est encore sur tous les hauts sommets et le Tar La ne fait pas exception.
Autrement dit, il me conseille vivement, que lorsque je quitterai le village, de
repartir sagement par les gorges et de prendre le bus à Nurla pour Lamayuru. Entretemps,
Palmo nous a apporté deux tasses et une cruche remplie de tchang qui nous
aidera à « sceller cet accord de sagesse ». Il ne nous faudra pas
plus de trente minutes pour constater que le tchang s’est bel et bien évaporé
de la cruche ! Il est maintenant grand temps pour Abalé d’aller dormir, vu
que le feu du fourneau, s’est lui aussi mis en veille et que la température
dans la pièce commence sérieusement à descendre. Je salue le papa, quand à Palmo,
il y a déjà quelques minutes qu’elle s’est endormie sur un des cousins qui
longe un des murs de la cuisine. Je suppose qu’elle ira dans sa chambre dès que
le froid la réveillera.
De mon côté, je ne peux me résoudre à me coucher. Les nuits
étoilées dans l’Himalaya sont trop belles et le silence trop impressionnant
pour que je me prive de ces instants magiques. Je profite de ce premier moment
de solitude pour contempler la voute céleste afin d’escompter y apercevoir une
étoile filante. Mais le froid commence peu à peu à m’engourdir. Pourtant le
spectacle qui se trouve au-dessus de ma tête ne m’incite guère à rejoindre les
bras de Morphée. Je choisis donc de faire une dernière position de yoga dans
l’unique but de rallonger ce bon moment de quiétude. La seule qui me semble la
plus appropriée, c’est celle de la montagne. Je campe solidement sur mes
jambes, pour sentir le poids de mon corps afin d’avoir le meilleur contact avec
la terre, cette bonne terre qui me porte et m’élèvera encore plus près du ciel
d’ici quelques jours. Très vite, je m’évade encore plus vers les étoiles qui brillent par milliers
dans l’univers. Comment peut on croire que le paradis est au-delà de cette vie
terrestre. Il est là et je n’en veux pas d’autre. Je vous le dis, l’Himalaya ne
peut apporter que du bonheur et nous aider à nous faire lâcher prise pour ne
plus penser à rien. Bonne nuit à tous.
De la fenêtre de ma chambre, je contemple les premières
lueurs du jour qui sont enrobées d’une brume révélant peu à peu les alentours
de la maison. C’est à ce moment-là que j’aperçois un arbre, un champ où l’orge
se balance au gré du vent et une maison voisine à la nôtre. Il me semble même
apercevoir une forme humaine venue de je ne sais d’où. Y aurait-il un autre
voyageur dans le hameau ou est-ce simplement Palmo qui va déjà porter un sac
d’orge grillé au moulin ? La forme est peu distingue et en s’éloignant,
elle disparait totalement. Je commence à croire que la forme passagère ne fut
rien d’autre qu’une invitation à poursuivre mon voyage dans la même direction
qu’elle, c’est-à-dire le Tar La. Je suis décontenancé par cette fausse bonne
idée, même si au fond de moi, je sais très bien qu’il serait plus judicieux de
suivre les conseils du papa, plutôt que de me lancer corps et bien, sur
l’invitation d’une ombre inconnue, à l’assaut d’un sommet aussi difficile que
le Tar La. Alors pour mieux me rafraichir les idées et bien qu’il fasse encore
frisquet, je décide d’aller jusqu’au ruisseau pour faire un brin de toilette. Pas évident de se
laver alors que le ruisseau n’est que d’innombrables filets d’eau serpentant entre les pierres et descendant directement des cimes des
montagnes avoisinantes. Un constat s'impose d'emblée : s’il y a si peu d’eau
dans le lit du ruisseau, c’est qu’il doit, effectivement, avoir encore beaucoup
de neige sur les plus hauts sommets qui nous entourent. Le brin de toilette
terminé, je suis complètement frigorifié par l’exercice que je me suis imposé de si bonne heure. Illico
presto, je rejoins ma chambre et mon sac de couchage afin de réchauffer ma
vieille carcasse. Le spectacle que je laisse doit être pittoresque. Ainsi
emmitouflé, j’ai l’impression de m’être transformé en momie recroquevillée, un
peu comme celle du supposé Sangha Tenzin qu’on a retrouvée au Spiti en 1975. Le
mort transi de froid que j’étais, ressort peu à peu du fond des ténèbres. Je
dois bien reconnaître que j’ai parfois des idées (bizarres) qui font froid au
dos ! C’est comme le genre d’aventures que j’entreprends. Combien de
personnes ne me demandent-ils pas : tu n’as pas peur de partir comme cela
tout seul dans la montagne, tu fais quoi s’il t’arrive quelque chose ? Là
aussi, ça fait froid dans le dos pour certains, car ils me disent bien souvent :
c’est formidable, mais je ne pourrais pas faire ce que tu fais ! C’est un
peu vrai, mais il faut bien avouer qu’alors on ne fait plus rien et qu’on n’a
plus qu’à attendre sagement la paix éternelle dans son fauteuil devant la
télévision à regarder, pour rêver un peu, cette belle émission d’Antoine de
Maximy cherchant quelqu’un pour aller dormir chez lui ! Que c’est beau
d’être Homme puisque nous sommes suffisamment doués d’intelligence pour se
frayer son propre chemin dans le labyrinthe de la vie. Pourquoi pas alors celui
de bourlingueur plutôt que celle de pantouflard. Et si ma vie devrait s’arrêter
tout net au détour d’un passage scabreux ou d’une traversée à gué, ce serait
alors sans trop de regret que celui de laisser ma Pascale dans la tristesse.
Puisque des effluves de thé ladakhi arrivent jusqu’à la
chambre, il est temps d’aller gouter ce bon thé qui ne laisse jamais les
voyageurs indifférents. Pour certains, cette potion est bonne, alors que
d’autres vous diront qu’ils ne peuvent même pas en boire les jours de grande
soif. Pour vous donner l’eau à la bouche, je vais vous dévoiler la composition
et la préparation de ce thé bien particulier que l’on appelle ici « guugur
tcha ». Le mot guurgur vient du bruit que le thé fait dans la baratte
lorsqu’il est mélangé avec tous ses ingrédients. Il s'agit de thé longuement
bouilli dans un chaudron, mélangé ensuite à du beurre dit "de yak", de
sel et d’une pincée de soude. Ce thé se boit à tout moment de la journée, du
petit déjeuner au souper et lorsque l’on a faim, on met directement un peu de
tsampa dans sa tasse. C’est là que le thé se transforme en une sorte de soupe
qui calle l’estomac pour de longues heures. Maintenant, je vais à la cuisine. Lorsque
j’arrive, Palmo m’accueille avec un petit sourire narquois tout en me disant, I'll
give you a hot tea directly, that will do you the greatest good ! En français
dans le texte : je vais te donner directement un thé bien chaud, cela te
fera le plus grand bien ! Je lui dirais bien, man julley (non merci) afin
de répondre à ma façon à son petit sourire, mais franchement, je ne peux pas car
j’ai eu beaucoup trop froid !!
Au menu du petit déjeuner : omelette, tagi (pain),
confiture, beurre et thé. Rien que du bon pour commencer une journée qui
s’annonce sous les meilleures auspices. Dans un premier temps, j’irai voir pour les dégats de la coulée de boue et après, j'irai me balader dans l’autre partie du hameau, celle qui va me conduire à l’intersection de
deux vallons. Celui de gauche ne mène nulle part, tandis que celui de droite va
plein sud vers deux maisons où je dois apporter dans la dernière, des photos à
une dame sympathique, ayant toujours, comme coquetterie, une petite fleur dans
les cheveux. Ces photos ne datent pas d’hier (2012), mais lors de mon dernier passage ici, cette dame m’avait
informée qu’elle n’avait jamais reçu les photos que je lui avais pourtant
envoyées. Je les ai donc refaites en me disant que j’allais cette fois les lui
porter moi-même. Elle sera sûrement très étonnée de les avoir aujourd’hui !
Après ma visite, j’ai l’intention de trouver un coin ensoleillé, afin de lire
un peu et même noter quelques impressions dans mon carnet de route. Sur les
chemins de traverses himalayens, l’imagination n’est que trop débordante, pour
avoir assez d’images dans la tête et les retracer sur autant de feuilles
blanches et en faire, du même coup, un récit, peut-être intéressant, afin de le
faire lire aux amis plutôt que de leur montrer les éternelles photos de mes aventures.
De toute évidence, je me sens très bien
dans la famille Kutipa et c’est dans cet endroit magniphique que mon corps se prépare à affronter les hautes altitudes. C’est heureux ainsi, car l’acclimatation est une étape importante
pour moi, vu que j’ai tendance à faire des apnées ou pauses respiratoires
durant le sommeil, ce qui aggravent l’hypoxie en altitude. Je ne sais d’ailleurs
pas exactement depuis combien de temps je souffre de cette anomalie, car celui
qui en souffre n'a forcément pas conscience de ses troubles et c'est forcément
l'entourage qui l’informe. Pour moi, cet entourage ne fut pas Pascale, car
visiblement je n’ai pas ces ennuis dans le plat pays qui est le mien. Ce fut
donc un ami avec qui je partageais la chambre, justement ici à Tar, qui m’a
signalé le problème. Je ne sais d’ailleurs pas trop si cet inconvénient
persiste, puisque je ne partage que très rarement ma chambre avec un autre
trekkeur, mais inconsciemment, j’y fais quand même attention.
Je démarre donc ma journée comme je l'avais prévu en allant voir cette fameuse coulée de boue. Losque j'arrive sur place, je constate que certains habitants ont eu beaucoup de chance car le glissement n'est pas passé très loin de leur maison.
Après ces images de désolation, je prends à présent la direction de la deuxième partie du village. Dans un premier temps, je dois faire attention où je mets les pieds car la rivière qui traverse le village c'est transformé en un véritable torrent.
Heureusement cela s'arrange très vite et la balade devient nettement moins sportive. Inévitablement, je jette un coup d'oeil sur le sommet du Tar La et je me dis qu'il serait vraiment dommage de ne pas faire cette montagne cette année. Je veux bien admettre qu'en cette période, il n'est pas bon d'y aller, mais je vais voir si je ne pourrais pas le faire en fin de voyage !
Sur ce, je fais demi-tour et je retourne vers la maison. Lorsque j'arrive, je fais la connaissance d'une française qui se nomme Cynthia. Elle est en compagnie de Tashi et Palmo et elle me propose de partir sur un des sommet qui domine le village afin d'y déposer des drapeaux à prières. L'idée me semble bonne, même si je ne me sens pas encore tout à fait prèt pour ce genre de balade très sportive. Mais je ne fais évidemment pas le poids contre trois femmes qui ont vraiment envie de déposer ces drapeaux à prières pour que le village soit à l'abri d'autres coulées de boue ! Nous voilà donc partis avec les fameux drapeaux.
La montée s'annonce directement difficile. Nous sommes très vite à court d'haleine, surtout moi qui ai encore pas mal de kilos en trop !
Heureusement, la volonté d'arriver au but est là et après trois heures d'efforts, nous arrivons en vue du sommet.
Les drapeaux flottent allègrement au sommet de la montagne et visiblement Palmo est fière de son coup !!
En tout cas, nous sommes très au-dessus du village.
En redescendant, nous ferons un crochet au monastère.
Décidément, le temps passe trop vite lorsque je suis ici. Demain, je reprendrai la route pour le village de Lamayuru et son formidable monastère pour ne pas prendre le risque de rater mes deux grands rendez-vous en ce début de voyage. Le premier, j’en ai déjà parlé, c’est la fête sur le site d’Urgyen Dzong et le deuxième, encore plus important, la visite du Dalaï Lama à Padum. Evènement que je ne voudrais manquer pour rien au monde, car voir le Dalaï Lama à quelques mètres de soi, est quelque chose de très fort et complètement indescriptible. Cet homme dégage une telle sérénité que rien qu’un simple regard de sa part vous marque pour toute la vie.
Magnifique récit de ton début de voyage!! Marcher vers Tar est un des moments magiques au ladakh ! Jouley ! Ashod
RépondreSupprimerMerci à toi Ashod. Je fais mon possible pour continuer mon récit au plus vite. La suite sera Lamayuru et Shergol avec Urgyen Dzong. Julley
SupprimerEn cette année sans voyage, c'est un plaisir de relire ces balades si bien décrites qu'on a l'impression de les refaire réellement. En finissant la lecture, j'ai regardé autour de moi pour être sûr d'être toujours chez moi !
RépondreSupprimerMerci à toi de continuer à passer sur mes pages voyages et d'y mettre un com, même incognito ;-)
Supprimer